Tous les décorateurs ont une maison de référence. Pour ma part, j’en ai plusieurs, mais celle qui m’est la plus chère est une grande maison du XIXe siècle où vivaient des amis chez qui nous allions souvent quand j’étais enfant. La maison était en indivision et s’y réunissaient plusieurs fratries d’une même famille, avec les tantes, les cousins, les belles-sœurs, etc. Toutes les générations cohabitaient joyeusement et chacun faisait en sorte que ça se passe bien. Des tantes prévoyaient des feux de cheminée dans les chambres des invités, d’autres faisaient des gâteaux… C’était l’hospitalité généreuse à la mode des Flandres, la région où je suis né et où j’ai grandi. Pour moi, c’était la maison du bonheur. C’était un monde aimable et rassurant, tout ça dans un décor XIXe siècle. C’est un peu mon Rosebud, le souvenir d’enfance qui explique mon goût prononcé pour le XIXe et ma conception du confort comme une attention portée au bien-être des autres. Chez mes parents, où nous étions une fratrie de dix dont j’étais le dernier rejeton, j’étais à bonne école pour apprendre à partager, à être à l’écoute de l’autre… et à me battre pour me trouver une place.
J’ai sept ans lorsque j découvre Versailles, je visite tout ce qui est visible du domaine, je suis fasciné. De cette époque, je conserve le goût des grands décors.
À dix ans, un reportage dans « Paris-Match » me fait découvrir le château de Groussay, fruit des délires esthétiques conjugués du propriétaire, Charles de Beistegui, et du décorateur, Emilio Terry. C’est un choc, un déclic, une révélation : je comprends que l’on peut reproduire des décors aussi somptueux que ceux des châteaux d’autrefois ! Je suis bluffé, je trouve extraordinaire qu’on arrive à recréer le charme de la patine et de l’ancien. Emilio Terry devient instantanément mon idole. C’est ce jour-là que je décide de devenir décorateur.
À douze ans, après avoir économisé pendant des mois sur mon argent de poche, j’accomplis un acte fondateur : j’achète un bureau de style Empire en acajou. Je commence à m’intéresser sérieusement à l’art, aux arts décoratifs, au mobilier. Jeune homme, je vais vivre à Paris où je fréquente le milieu des antiquaires. J’observe mes aînés et j’apprends sur le tas. Un parfumeur me donne ma chance en me proposant de refaire ses locaux et j’enchaîne les petits boulots.
On est dans les années 1980, Paris est une fête et je veux en être. J’ai vingt ans, rien ne semble impossible, pas même de devenir une rock star. Avec des copains, on monte un groupe de cold wave dont je suis le chanteur. Nous sommes des jeunes gens pressés, bien décidés à devenir célèbres en quelques mois. Mais après trois ou quatre semaines de démarches auprès des producteurs, le succès ne paraissant pas immédiat, et encore moins certain, le groupe explose et j’en reviens à mes vraies amours.
Je rencontre alors l’antiquaire Stéphane Deschamps qui devient mon mentor et m’initie aux arts décoratifs du XXe siècle, domaine dans lequel il est une référence. Cet œil extraordinaire était le pape du mobilier des années trente et quarante, qu’il avait été le premier à sortir de l’oubli dès les années 1960, avec des lustres d’avance sur ses confrères. Il m’a formé, m’a appris à être plus rigoureux, plus précis, et à aiguiser mes choix. Au fond, c’est lui qui m’a ouvert les yeux, le cœur et m’a appris à regarder.
En 1993, fort de son enseignement, j’ouvre mon premier cabinet d’architecture d’intérieur dans mon appartement du IXe arrondissement de Paris. Les débuts sont difficiles, mais j’ai confiance et je persévère. Je commence à dessiner des meubles. On me confie des petits chantiers où je mets en application les principes que je me suis fixés. J’ai déjà décidé du fil conducteur de mon travail : rester le plus proche possible de l’époque d’origine des lieux sur lesquels j’interviens sans me soucier de reconstitution ou de fidélité historique, et les rendre agréables à vivre. L’idée est de recréer une époque ou une ambiance telles que je les imagine, en intégrant les progrès techniques et le mode de vie des propriétaires dans l’équation. L’anticipation des besoins, la perfection des détails et l’extrême qualité des matières travaillées par les meilleurs artisans, font partie de mes crédos. Je ne déteste pas non plus aller à rebours des tendances, utiliser du faux bois, des papiers peints aux motifs extravagants, du formica ou du cuir de Cordoue. L’avantage avec ce qui est démodé, c’est que personne n’en a et ça confine à l’avant-garde… jusqu’à ce que ça revienne à la mode. Rose Bertin, « ministre des modes » de Marie-Antoinette, le disait déjà au XVIIIe siècle : « Il n’y a de nouveau que ce qui est oublié. » J’aime l’idée de remettre au goût du jour ce qui est considéré comme désuet. Je prends aussi plaisir à mélanger les époques et les styles, le vrai et le faux, l’ancien et le moderne. J’adore jouer sur les contrastes, les couleurs, les imprimés, et imaginer des solutions pour dissimuler élégamment les éléments de rangement et de service. J’ai parfois l’impression d’être un illusionniste, mais contrairement à ce que fait un décorateur de cinéma, avec moi tout fonctionne et est pensé au millimètre en vue du bien-être des futurs occupants. J’aime que les gens entrent dans une maison comme dans un vêtement douillet, déjà un peu porté. Mon but est de leur offrir des maisons confortables, généreuses, prêtes à vivre et qui sont le reflet de leurs aspirations. Qu’ils se réjouissent à n’arriver qu’avec brosses à dent et pyjamas…
En 2000, je reconvertis une petite boutique qui s’est libérée près de chez moi et j’y installe mon agence, avec des tables, des chaises et un canapé que j’ai dessinés tout exprès. J’apprécie de plus en plus cette activité de designer. Je prends un grand plaisir à créer des objets qui collent à mes décors, et qui, parce qu’ils sont destinés à rester des pièces uniques ou tirées à très peu d’exemplaires, peuvent être techniquement sophistiqués.
À la même époque, je suis contacté par un couple qui a vu mes réalisations et me propose de décorer leur appartement. Je suis très impressionné en apprenant que leur famille possède plusieurs maisons d’Emilio Terry. Que des gens ayant toujours vécu dans un environnement conçu par mon idole m’apprécient et me choisissent est très important pour moi. Je me sens décomplexé, légitimé. J’ai le sentiment que la boucle est bouclée.
Aujourd’hui, je suis comblé. Je travaille en France et dans de nombreux pays, où je décore, toujours avec la complicité de mes clients, des appartements, des maisons de campagne, des hôtels particuliers, des boutiques, des hôtels qui sont les reflets des commanditaires. Par chance, mon bonheur n’est pas absolu et ma vanité de créateur est stimulée par l’existence du Bois des Moutiers à Varangeville. Propriété de la famille des banquiers Mallet depuis 1898, ce domaine extraordinaire qui donne sur la mer, comprend un manoir de style Arts & Crafts dessiné par l’architecte anglais Edwin Lutyens, futur urbaniste de New Delhi, et des jardins somptueux imaginés par la paysagiste britannique Gertrude Jekyll. À chaque visite, je suis comme atteint du syndrome de Stendhal, prêt à défaillir à la vue de tant de beauté et d’harmonie. Cela me transporte pendant plusieurs jours. À côté, tout le reste me paraît dérisoire et insignifiant. Je suis découragé, je n’arrive plus à travailler. Puis, petit à petit, l’inspiration revient. L’espoir et l’envie d’égaler une telle merveille et de créer un jour mon Bois des Moutiers à moi, agit comme un aiguillon et alimente l’énergie que je mets dans mon travail. Alors je continue à chercher l’équilibre parfait et à raconter des histoires à travers mes décors, avec ma fantaisie et mes partis pris. Je m’autorise tout, surtout de rêver grand.